Valéry Aubertin

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Eric Lebrun,
joie et clarté d'un musicien

Article inédit
par Valéry Aubertin

Dans notre monde perturbé – qui attente à tout repos de l’âme, qui se préoccupe assez peu de musique (en l’occurrence, celle qui tremble au fond de nous et qu’il nous appartient de faire naître) – c’est une chance, un signe du destin de croiser la route d’une personnalité aussi caractérisée, homogène, puissante et accueillante que celle d’Eric Lebrun… En écrivant ces lignes, je vois un visage : celui d’un musicien qui semble en paix avec ce qui l’entoure – et peut-être ne l’est-il pas tant, sans doute masque-t-il de nombreux mouvements contradictoires de son intériorité : il fait partie de ces artistes qui n’ont pas l’outrecuidance d’assommer les autres avec leurs minces problèmes.

Son talent d’interprète est reconnu : non dupe de sa propre virtuosité, il ne fait aucun étalage de ses grandes capacités ; il croise le fer depuis longtemps avec la complexe musique de ses contemporains, assez large d’esprit pour les jouer et donner des œuvres en première audition : et nous sommes nombreux à lui témoigner admiration et gratitude. Cette maîtrise de l’orgue éclate dans ses compositions, car composer est sa passion secrète et son œuvre a pris, ces dernières années, une ampleur insoupçonnée – il me paraît certain que son grand cycle des Vingt Mystères du Rosaire a fait éclore bien des potentialités… Dans cette somptueuse fresque sacrée, Eric Lebrun prouve que générosité, beauté, luminosité, expressivité ne sont pas que des mots – concepts fatigués par le monde contemporain – mais qu’ils peuvent encore trouver une incarnation en musique.

Les œuvres de notre temps provoquent ou subissent de nombreux questionnements, remarques, rejets, sans parler de l’indifférence qui s’empare des musiciens lorsqu’un compositeur ne paraît pas assez « moderniste » à leurs yeux ou, au contraire, pas assez consonnant (ce mot est devenu l’excuse suprême de la modernité). Eric Lebrun échappe à la mesquinerie de ces débats, comme il échappe au faux problème du langage, si celui-ci est compris comme un code bien délimité : tonal ou atonal ? (c’est la question polémique de Schönberg dans l’op.28) ou modal…? ou quoi d’autre encore ? Car aujourd’hui, de ce point de vue, tout est possible, chaque compositeur peut bâtir le monde de ses rêves, ou de ses hantises…

Chez Eric Lebrun, un subtil mélange d’atonalisme et de modalité s’impose de lui-même en fonction de ce qui semble nécessaire à l’expression d’un passage ou d’un morceau entier. Il ne navigue pas au hasard mais considère le matériau (parfois un simple accord de trois sons) comme l’un des éléments de sa liberté : nous sommes loin de la prison dans laquelle se tiennent quelques atonalistes fulminants ou spectralistes obtus, loin de l’uniformité modale sans saveur des autres. On pourrait paraphraser Gustav Mahler en affirmant qu’écrire c’est bien « bâtir un monde à l’aide de tous les moyens disponibles ».

Il y a de nombreuses choses qui me frappent dans les Vingt Mystères du Rosaire ; parmi celles-ci, j’en veux extraire trois : tout d’abord, l’impression d’unité qui domine (absorbant donc la question du langage) ; ensuite, l’architecture savante – je dirais l’élan de la forme, construite en panneaux enchaînés agencés magnifiquement en dégradés de couleurs ; enfin, le sens du phrasé, ce que j’appelle parfois la clarté d’élocution, qui contribue à la compréhension de la phrase par l’auditeur, et cela quel que soit le langage (cependant, dans l’univers atonal encore plus que dans d’autres, ce don d’articuler des phrases limpides est capital, n’en déplaise aux fossoyeurs de la « musique à motifs »…) Il me plaît de penser que chanter, déployer librement une mélodie dans l’espace, demeurent encore au rang des qualités primordiales du cœur des hommes modernes. À ce titre, dans les Mystères, La Visitation pour violon solo, est une merveille de… vocalité. En affichant la plus extrême simplicité, cette pièce montre que, peut-être, il reste quelque chose à phraser en musique, que la diction aide aussi à l’émergence d’un sens mystérieux, que nous ne sommes pas condamnés à la saturation harmonique ou à la multiplication des timbres extraordinaires. En tout état de cause, il me semble difficile d’imaginer pire sentence que celle instaurée par une musique qui aurait vu disparaître toute vocalité de son horizon…

Parmi les pièces les plus persuasives des Mystères du Rosaire, il y a Nativité pour harpe et Le Jardin des oliviers pour violoncelle seul. La force expressive est ici multipliée par une écriture très mobile faisant un usage raffiné et complet du potentiel des instruments. Et que dire de cette splendide impression d’apaisement offerte par la dernière pièce Le Couronnement de la Vierge

Ces Vingt Mystères forment une unité qui, si l’occasion nous en est donnée, doit être perçue dans sa globalité, entendue intégralement en concert. La sensation d’accomplissement est totale. Car écrire une œuvre qui remplisse une soirée est une véritable gageure : l’auditeur face à un unique auteur est quelquefois pris dans les filets de la monotonie. Je dirais même que, en dépit des apparences, ce n’est pas à la portée du premier venu (mais seul celui qui compose peut réellement s’en rendre compte…) : il ne suffit pas de juxtaposer les morceaux les uns aux autres. Il y faut un solide métier, un sens de la synthèse qui permette la liaison de nombreux éléments disparates, un coup d’œil constant sur l’ensemble en train de naître, et par-dessus tout : quelle imagination !

Pour mener à bien une telle œuvre, constituée de vingt mouvements (dont certains assez vastes), il ne faut pas tomber dans le piège de la précipitation contemporaine, qui pousse les compositeurs à produire les partitions à la chaîne. Il faut garder en soi durant des années le but ultime à atteindre, il faut patiemment faire grandir l’œuvre par la simple nécessité de l’écrire. Je pense qu’Eric Lebrun a parfaitement réalisé le danger de ce genre d’entreprise, qui semble une utopie ; il a intuitivement compris cette mise en garde du philosophe Ludwig Wittgenstein : « On essaie souvent de franchir d’un bond de trop larges crevasses de la pensée, et c’est la chute. » (carnets, 1915). Mais si l’utopie est bien l’un des moteurs essentiels du travail créateur, la réalisation matérielle ne l’est pas moins : l’œuvre déploie son véritable espace au cours même de son écriture. Tous les plans échafaudés en esprit prennent enfin corps, se transforment et grandissent avec l’écriture. C’est ce travail obscur, opiniâtre qui pousse nombre de compositeurs à la concentration et à l’humilité.

Dans le cas d’Eric, je n’oublie pas que derrière l’artiste se profile un être de foi dont la croyance vient magnifier l’aspect serein de son exceptionnelle personnalité. À ceux qui sont en désaccord avec ce monde-ci (ou plutôt, qui sont "désaccordés" par rapport à lui – comme c’est mon cas) et qui respirent mal : il donne le souffle, il offre la confiance qui permet la réconciliation (même temporaire) et propose un échange précieux. Cet échange, qui passe par la musique et l’amitié, est l’une des plus belles découvertes de ma vie. La musique d’Eric est à l’image de ce vaste horizon, où tout semble ouvert à l’humain.

© 2015 Valéry Aubertin

Pour plus de renseignements, vous pouvez consulter le site d'Eric Lebrun.

Oeuvre éditée en plusieurs volumes, pour violon, violoncelle, harpe et grand orgue, aux éditions Delatour.